Suspendre le temps avec les Variations Goldberg / Visions Goldberg dans L'Echo

Les "Goldberg", chef-d’œuvre de Jean-Sébastien Bach, se revisitent par la danse avec Anne Teresa De Keersmaeker, et par l'image avec les "Visions Goldberg" d'Irina Lankova et Isabelle Françaix.

Le mythe des "Variations Goldberg" qui voulait qu'elles aient été commandées à Jean-Sébastien Bach par le comte von Keyserling et jouées dans l'antichambre par son élève Johann Gottlieb Goldberg pour apaiser ses insomnies a été largement éventé. D'abord parce que l'œuvre ne porte pas de dédicace, ce qui était monnaie courante entre un compositeur et son protecteur, et que la succession de Bach ne fait état d'aucun don de von Keyserling. Quant à Goldberg, tout talentueux claveciniste qu'il fut, il n'avait que 13 ans en 1740, à l'époque de leur composition, et il est peu probable qu'il ait été capable d'interpréter ce sommet absolu de la musique classique.

Mais si le XXIe siècle n'aime pas les belles histoires, il n'en demeure pas moins à l'auditeur d'aujourd'hui que ces 30 variations encadrées par deux arias identiques peuvent le plonger dans un état second, proche de l'hypnose, tant le génie de l'écriture contrapuntique, la perfection des proportions et la puissance des affects le portent à un autre degré de lui-même. Et lorsque résonne à nouveau l'aria initial, identique et complètement métamorphosé par l'extraordinaire parcours, il semble qu'ici-bas toute chose soit destinée à rester pareille.

Nul hasard qu'en ces temps troublés, on les entende à nouveau beaucoup, et pour ce mois de septembre sous les doigts de deux pianistes russes de talent, Pavel Koleskikov, qui accompagne le solo personnel que leur dédie la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker (lire ci-dessous), et Irina Lankova pour une création multimédia qui ouvre, le 17 septembre, son Max Festival.

Covid oblige, il aura fallu patienter un an pour voir ces "Visions Goldberg" qui devaient célébrer les mille ans de l'église romane de Tourinnes-la-Grosse, en Brabant wallon. C'est l'église elle-même qui a scellé la collaboration d'Irina Lankova et de la photographe et vidéaste Isabelle Françaix lorsque celle-ci l'eut visitée en vue d'un documentaire sur le Max Festival. "C'est presque une matrice!", se rappelle-t-elle avec émotion. "Cette église qui a mille ans raconte quelque chose de l'intemporalité, de la résonance intime du temps. Je me suis dit qu'il fallait y faire un spectacle qui raconte ça. Irina m'a alors parlé des 'Goldberg' qu'elle travaillait depuis un certain temps."

Rencontre entre l'Orient et l'Occident

Très inspirée par le Yi Jing, le "Livre des changements", qui a donné naissance il y a trois mille ans aux idéogrammes chinois, Isabelle Françaix a proposé de croiser la tradition occidentale incarnée par Bach, où les nombres, en bon pythagoricien qu'il était, trahissent la quête d'harmonie, avec les 8 trigrammes combinant traits pleins (yin) et traits brisés (yang) qui composent les 64 hexagrammes de l'écriture chinoise. Et, cela tombe bien, les "Variations" de Bach et leurs deux arias sont au nombre de 32.

De surcroît, chaque trigramme évoque un élément de la nature – feu, eau, terre, ciel, vent, tonnerre, montagne, brume – qui donne le cadre des 32 films brefs qu'a tournés Isabelle Françaix pour accompagner chaque pièce de musique.

Ces films essentiellement en noir et blanc ont la beauté intemporelle des estampes et ne sont en aucun cas l'illustration de ce que la musique exprime. "C'est une rencontre entre deux cultures à travers le temps, mais pas une théorie", précise Isabelle Françaix. "Je veux le moins possible que le public soit obligé de regarder l'image. Mon idéal, ce serait même qu'il s'autorise à fermer les yeux et à ne pas regarder ce qui se passe. Il faut vivre les choses: il n'y a pas signification obligatoire. L'image n'illustre pas, c'est une résonance."

Pour la pianiste Irina Lankova, que l'on verra jouer les "Goldberg" en direct et passer à l'écran à la manière d'une sylphide simplement vêtue d'un drap de lin, l'exercice n'aura rien eu d'évident. "Si on faisait un dialogue entre Debussy et la nature, ça irait de soi, mais avec la musique baroque, la pulsation est constante et rapide. Quand on a fait les premiers essais de montage avec les films, j'ai senti que tout était trop collé dans mon jeu. Il a fallu que je me donne de l'espace et du temps, et que nous parvenions à trouver une pulsation identique."

Derrière son ordinateur, la vidéaste pourra encore adapter légèrement le déroulement de ses films, projetés en grand derrière la pianiste au clavier. Histoire de se régler en temps réel pour espérer suspendre le temps.

L’Echo / Xavier Flament / 31.08.2021